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Je n’ai pas la réponse à ta question, mon fils

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Je n’ai pas la réponse à ta question, mon fils

Après le méchant séisme du 12 janvier 2010, le monstre sans pitié, sans âme ni pardon, mon mari me proposa de tout laisser derrière nous. Laisser cette capitale détruite, oublier ce qui s’est passé, comme on oublie un vieux torchon troué près d’un rivage.

Un texte de  Soussoule Sanozil, auteur

Il voulait oublier ses souffrances. Oublier qu’il a été amputé de sa jambe gauche.

J’avais voulu le faire à sa place. Malheureusement, je n’avais pas eu assez de rectitude ou d’impassibilité pour ça. Même avec la voix de mon fils qui implorait la main de son père ou de sa mère pour le retirer de cette tombe, ignorant la jambe de son père coincée par les décombres sur son petit corps.

Je l’avais entendu hurler de toutes ses forces. Je ne pouvais pas le regarder. Il voulait oublier tout ça. Oublier Julie, Rose, et son compère qui passait voir son filleul, mon fils, après son travail juste pour lui souhaiter un joyeux anniversaire. Il voulait lui offrir ces jouets dont il n’a pas pu jouir. Le pauvre Patrick !

Mon mari  s’en voulait du fait que le parrain de notre fils aurait pu échapper à ce drame s’il n’était pas passé chez nous ce jour-là. Sa femme et ses deux filles pleurent encore la mort d’un homme de cœur et de valeur.

Mon fils pleure ses deux tantes, son parrain et son petit chien qu’on a aussi perdu dans ce drame.

Le 20 avril. Après les soins médicaux, on s’est dirigé vers d’autres horizons, les larmes aux yeux, en quête d’une vie nouvelle. Rudy pleurait à longueur de journée, disant qu’il ne voulait plus rester dans cette ville pourrie. Son père, mon mari, était bien de son côté. Même sans emploi, il préférait être ailleurs. Loin, très loin !

Notre ville natale n’est pas si loin que ça. Mais ça vaudrait mieux que Port-au-Prince. Chez nous, à Cavaillon, il y a très peu de maisons bétonnées, avec des étages visant le ciel du Bon Dieu. Rudy avait grand mal à se remettre de la perte de Julie, de Rose, de son parrain et de son chien, ils ont tous disparu. Tous les jours, il me posait des questions. Quand je n’en pouvais plus, c’était à son père d’assurer la relève. C’était un garçon courageux et intelligent, mais il ne pouvait pas comprendre le phénomène du deuil.

Six ans. Six bonnes années se sont écoulées. Il a neuf ans maintenant. Si innocent, et surtout si intelligent. Il était enfin prêt à tourner la page. Ça a tellement duré pour moi de supporter ses angoisses journalières.

Quand je vois mon fils bien vivant et mon mari estropié, je me dis enfin qu’il a fait ce qu’il fallait pour Rudy. Il n’avait que trois ans, je sais qu’il a été bouleversé mais pas au point de tout garder en lui. Au point de refuser de faire confiance au building. À Cavaillon, il se sentait bien. Il était heureux. On n’a jamais remis les pieds dans cette capitale qui nous réserve toujours les plus dévastatrices des catastrophes naturelles. Je ne pouvais l’empêcher d’y penser. On ne se rendait même pas compte qu’on fuyait.

Fuir ce danger qui est venu comme un voleur, le dérobeur sans pitié et emporté des êtres chers. Ce danger suivait nos traces. Nous guettait partout.

En 2010, je détestais le 12 janvier et sa capitale de merde. Dois-je maintenant détester ce début d’octobre, pour enfin détester la ville qui m’a vu grandir, notre ville ? Où devrais-je me réfugier ?

Matthew nous a tous pris par surprise. La plupart des gens faisaient des plans pour le lendemain. Mais il les a emmenés très loin pour de vrai. Loin de cette vie réelle. Loin de leurs proches ou de leurs biens. Ce Matthew m’a tout pris. Il m’a tout enlevé en une seule nuit. En une seule maudite nuit. Il m’a enlevé ma mère, mon père, mon beau-frère, mon mari. Le pauvre ! Même avec une seule jambe il nous a sauvés la vie, mon fils et moi. Il a fallu qu’il se débarrasse de sa jambe en 2010, puisque mon fils ne pouvait pas attendre les secours.

Souvent il me disait : Patricia, ma Patricia, notre fils a failli y rester et tu pleures pour une jambe pourrie sous les décombres ? Plus le temps passe, plus on commence à s’habituer. C’était comme s’il était venu au monde sans sa jambe gauche. Aujourd’hui, c’est le pire des pires. Qu’est-ce qui va m’arriver de plus ? Sans mari, sans maison, sans famille. Il ne me reste que mon fils. Grâce à lui, j’ai résisté encore à l’envie de me suicider.

Assise sur un rocher blanchi par les larmes de Matthew, mon fils entre les jambes. Il grelotte par intermittence. Je voulais le couvrir de mes vêtements, mais j’étais nue. J’ignore comment s’est envolée ma chemise de nuit. Lui, en pyjama. Il est trempé. Je vois bien qu’il est effrayé. Je voulais lui parler pour l’aider à tout surmonter. Son effroi, y compris ses pertes. Je n’avais plus de mots pouvant me sortir de la gorge. Tous les arbres à terre, écrasés. Sauf le grand mapou. Super mapou! Comment a-t-il fait pour rester debout ?

J’entends les murmures de la rivière. Elle me fait entendre sa voix. Elle se frappe la poitrine pour me provoquer. Elle s’est emparée de ma maison bien construite, mais pas assez solide pour lui résister. Résister à un ouragan aussi puissant. Je voulais descendre jusqu’à la rivière avec une batte de base-ball, ou des missiles si j’en avais, pour lui régler son compte. Ou peut-être que je devrais me jeter dedans, histoire de lui prouver que je n’ai pas peur d’elle. Ni de sa force. Ou de sa méchanceté. Je voulais tout faire pour ne pas répondre aux questions de mon Rudy. Mais j’ai dû l’entourer, de mes bras. Pour lui rappeler que j’étais là, avec lui. Que je n’étais pas un zombie. J’ai bien agi, il faut qu’il me parle enfin.

– Maman !

– Mon bébé. Je pouvais à peine m’entendre parler.

– Pendant combien de jours va-t-on rester là?

– Je l’ignore mon fils, quand le niveau de la rivière aura baissé ou quand quelqu’un nous aura aperçus.

– D’accord m’man…

Ses mains glaciales contre ma jambe. Plusieurs blessures  de mon pauvre corps cessent de saigner. Les cheveux de mon enfant sont pleins de sable et dégagent une odeur de poulailler. J’étais triste. Impuissante et malheureuse. Une  larme, bavarde commère, se faufile entre mes cils,  glisse le long de mes joues et tombe sur son front. Il est effrayé. Fragilisé. Il s’est mis à crier de toutes ses forces :

– Maman, maman !

– Quoi, quoi, mon chéri ?

– Encore de la pluie. Encore cette pluie… Je m’empresse de lui fermer la bouche de mes mains, comme pour ne pas éveiller le mal qui sommeille encore.

–  Non, il n’y a aucune pluie. La pluie s’est arrêtée.

Ce constat est bien réel. Il me fixe d’un œil désolé. Je voulais que mes larmes cessent, rien que pour cette fois.

–  Man, tu pleures ?

–  Oui, ta mère pleure, chéri…

–  Ne pleure pas ! me dit-il en souriant. T’en fais pas, maman Patricia, papa va revenir avec grand-mère et grand-père aussi. Qui sait ? Oncle T-Bob n’est peut-être pas loin. Notre maison, on pourra la retrouver un jour, tu ne crois pas ?

–  Je ne pense pas ! Elle a été détruite par le vent. Avant même que l’eau ne vienne tout balayer.

– OK ! À leur retour, papa et oncle T-Bob vont nous construire une belle cabane en attendant et ensuite…

– Non, ils ne reviendront plus !

Je voulais croire à ses espoirs. Je voulais encourager son positivisme. J’ignore comment m’y prendre. Il est au courant de la disparition de son monde. Il se tait.

– Mon fils, comme tata Julie et Rose, comme ton parrain, ton père, tes grands parents et ton oncle sont partis. On va devoir surmonter tout ça ensemble.

Il reste silencieux. Amer. Vide.

–  Maman, tu crois qu’ils sont heureux là où ils sont ?

–  Je ne sais pas, je n’ai pas la réponse à ta question, mon fils.

Il n’est pas déçu de ma réplique. Il est plutôt soulagé. Posant sa main droite contre mon visage, il caresse une plaie à demi séchée… me regarde avec un amour immense et fatigué.

–  Peut être qu’on devrait partir, nous aussi.

Il détourne son regard. Fixant la rivière au loin au bas de la colline. Et, il ajoute :

– Partir les rejoindre !

 

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