En autorisant il y a une dizaine d’années l’importation et la vente massive de ces armes dites sportives, “l’Etat a laissé rentrer les problèmes. On se retrouve avec une situation hors contrôle”, résume le gérant d’un club de tirs de Bogota.
La vision est effectivement surprenante: au beau milieu d’un centre commercial ou d’un banal supermarché, une armada de pistolets Glock, Storm Beretta, CZ et autres Heckler/Koch s’affiche en vitrine.
“Leur forme et leur fonctionnement sont rigoureusement identiques, les deux expulsent un projectile, à partir d’une cartouche à poudre de 9 mm ou 7,65 mm. La seule différence est le projectile, celui de l’arme traumatisante est en gomme ou caoutchouc”, décrypte M. Carillo.
Jusqu’à 15 mètres, la boule de gomme “peut provoquer des lésions importantes sur un os ou un muscle. Dans une partie molle, un oeil ou une artère, cela peut entraîner la mort”.
Apparence, poids, détonation… quasi-impossible de faire la différence, a constaté l’AFP dans un stand de tir. Policiers et experts s’y trompent également, selon M. Carillo.
– “Explose-le!” –
Près de 1,6 million d’armes dites “non-létales” ont été commercialisées depuis douze ans en Colombie, estime la Fondation des idées pour la paix (FIP), qui avait alerté mi-2020 sur la nécessité de réglementer ce commerce. Leurs importations ont considérablement augmenté, de 8.585 en 2009, à 190.706 en 2020. Sans compter celles rentrées sous le manteau.
Pour la plupart des armes de poing, elles se déclinent également en fusil automatique.
“Le 23 août, je rentrais chez moi vers 22H00”, dans un quartier sud de Bogota, raconte Luis Rodriguez Mojica, 35 ans, l’oeil droit mutilé par l’un de ces engins. “Deux hommes à moto sont arrivés. +Explose-le! il va se barrer+, a crié l’un des assaillants (…). Ma cornée a été pulvérisée par l’impact”, lâche-t-il, résigné.
La police a par ailleurs détecté plusieurs cas de modifications de ces armes, pour en faire des “armes létales de fait”. “Il est facile de remplacer les balles de gomme par du plomb ou de l’acier”, confirme le patron du stand de tir. Ou d’utiliser une balle normale, mais à ses risques et périls, car “l’acier du canon peut exploser”.
“Leur impact sur la sécurité publique est mortel”, renchérit M. Carillo.
Faute de réglementation, un délinquant arrêté avec un tel engin ne risque rien légalement, si ce n’est la saisie de son joujou.
– Trop tard –
“On a permis aux criminels de se fournir en armes quasi-équivalentes à des armes à feu, sans aucun contrôle, le plus légalement du monde, et à un prix défiant toute concurrence !”, déplore le patron de l’académie de tir. “La Colombie ne pouvait pas se permettre ça”.
Devant l’urgence, le gouvernement préparerait un projet de loi réglementant les armes traumatisantes au même niveau que des armes à feu classiques, régies par un décret de 1993.
Il suscite déjà des grincements de dents chez les professionnels de ce juteux secteur. “Le gouvernement risque d’agir de façon drastique”, proteste Diego Villalba, importateur depuis 2014, alors que “notre activité génère des milliers d’emplois”.
“Pourquoi l’Etat a attendu aussi longtemps ?”, s’interroge l’expert, pointant l’inévitable apparition à terme d’un “nouveau marché noir”.
“Les délinquants se ficheront de la loi, ils continueront à utiliser ces armes qui pullulent désormais” et dont personne ne sait où elles sont.
“C’est trop tard”, juge M. Carillo. “La seule option maintenant, c’est la prohibition”.
Pour la FIP, une future réglementation “est une étape importante”. Mais c’est “toute la politique de contrôle des armes à feu qui doit être réformée de toute urgence”, afin de “réduire la violence” en Colombie, où circuleraient illégalement 4,2 millions d’armes à feu classiques.