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Sur un barrage afghan isolé, l’électricité se paie au prix du sang

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Sur un barrage afghan isolé, l’électricité se paie au prix du sang

Perdu au fin fond de la province du Helmand, cerné par des territoires talibans, le barrage hydroélectrique de Kajaki n’est accessible que par hélicoptère. Après des années d’efforts pour en augmenter la capacité, coûteuses en vies humaines, il est pourtant en passe de devenir le plus important d’Afghanistan.

Enchâssé entre les falaises rocailleuses bordant la rivière Helmand, qui irrigue sur plus d’un millier de kilomètres le sud afghan, ce barrage a connu bien des déboires depuis sa construction dans les années 1950. Une histoire qui a suivi le cours tumultueux de celle du pays.

Le barrage, qui dessert en électricité les deux grandes villes du sud, Lashkar Gah et Kandahar, est au cœur d’une petite enclave de six km² contrôlée par le gouvernement. Sur des dizaines de kilomètres à la ronde, les alentours sont aux mains des talibans.

Conséquence d’un compromis sans doute inévitable, Kaboul laisse les talibans recevoir gratuitement une partie du courant. Et ceux-ci, chassés du pouvoir fin 2001 mais qui espèrent y revenir avec le départ des forces étrangères d’ici le 11 septembre, taxent la population civile consommant l’électricité.

Passée cette date butoir, ce genre de compromis pourrait même être imité ailleurs, faute d’entente entre le gouvernement afghan et la direction des talibans.

L’accord tacite, tout à l’avantage des talibans, ne les empêche pas de constamment attaquer les troupes assurant la protection du barrage de Kajaki. Les forces gouvernementales et les civils coincés au milieu ont déjà payé un lourd tribut à la survie de l’ouvrage.

“Cette électricité coûte trop de vies”, confie à l’AFP Abdul Razaq. Il est le gouverneur du district de Kajaki mais son pouvoir ne s’étend pas au-delà de son bureau et des quelques bâtiments entourant le barrage.

Selon M. Razaq et des employés de la centrale, environ 15 mégawatts desservent les districts talibans de Kajaki, Sangin et Musa Qala, parmi les plus dangereux d’Afghanistan. Ils “récoltent 300 millions d’Afghanis (3,1 M EUR) par mois” en taxant l’électricité, affirme le gouverneur.

“Ce n’est pas notre choix, mais comment pouvons-nous leur refuser l’électricité? Il y a des civils, c’est leur droit”, justifie Ghulam Raza, un cadre de 77 Construction, l’entreprise turque qui s’apprête à faire passer la capacité du barrage d’environ 50 à 150 mégawatts, en rajoutant trois turbines.

– Un projet insensé –

Le reste revient au gouvernement, qui a multiplié ces dernières années les projets hydroélectriques pour améliorer la situation d’un pays très loin de s’auto-suffire et devant importer l’électricité de ses voisins.

Environ 40% du pays est connecté au réseau électrique, mais le courant n’est parfois disponible que une à deux heures par jour. La situation n’est pas bien meilleure dans les grandes villes, y compris à Kaboul où les coupures sont journalières.

Construit par une entreprise américaine dans les années 1950 pour contrôler le débit de la rivière et irriguer, le barrage de Kajaki a été doublé de deux turbines en 1975 par l’Agence américaine pour le développement international (Usaid), avant d’être abandonné quatre ans plus tard lors de l’invasion soviétique.

Après la chute des talibans en 2001, les Américains ont remis le barrage en marche. Mais ils ont échoué à installer une troisième turbine, avant de se retirer d’un projet apparaissant de plus en plus insensé et leur ayant coûté des dizaines de millions de dollars.

Kaboul l’a pris en charge en 2013 et a appelé 77 Construction à la rescousse. La société turque est parvenue à installer la troisième turbine et travaille depuis 2019 à la construction d’une deuxième centrale avec trois turbines supplémentaires, attendue pour 2022.

Devant ce cadre idyllique, les eaux turquoise de la rivière, bercées par le chant des mouettes, il est facile d’oublier la somme d’efforts qu’a nécessités ce chantier et les risques encourus.

“Nous sommes totalement dépendants des hélicoptères… Même une tomate nous ne pouvons pas la faire venir sans”, rappelle toutefois Adel Kiayani, un cadre de 77 Construction. Des centaines de tonnes de matériaux doivent également être acheminées en camion par les zones talibanes.

Si les employés de la compagnie turque arrivent par hélicoptère, ceux du gouvernement, originaires de Kajaki, doivent traverser la ligne de front pour venir au barrage depuis leurs villages situés en territoire taliban. Pour cela, il faut l’autorisation des deux camps.

– ‘Les talibans sont contents’ –

“J’ai reçu un bout de papier des talibans et une carte d’identité du gouvernement”, raconte Mohammad Akbar, qui s’occupait des affaires d’irrigation sous le gouvernement taliban des années 1990.

Mohammad Daud, un mécanicien, fait ce chemin chaque semaine. “Avant, ça prenait dix minutes, mais à cause de l’insécurité, aujourd’hui ça dure quatre heures”, regrette-t-il. “J’ai très peur (…) L’an dernier, un collègue a été tué et quatre blessés”.

Sardar Mohammad doit aussi traverser la ligne de front pour réparer les lignes endommagées par les combats. Il prévient les deux camps à l’avance, mais cette précaution ne suffit pas toujours. Il a perdu un collègue, tué par les forces afghanes. “Ils ont tiré de cet avant-poste”, décrit-il, en montrant une colline.

Dans son village, Sardar paye 5 dollars (4,2 euros) par mois aux talibans pour l’électricité servant à faire marcher son climatiseur ou irriguer ses champs. Chez les insurgés, les habitants les plus pauvres reçoivent la même quantité que les autres, mais gratuitement.

“Les talibans sont très contents. Ils aiment 77 et les projets, car ils bénéficient à l’ensemble du peuple”, estime Adel Badloon, un chargé de logistique.

Pour autant, les talibans ne laissent aucun répit à l’armée afghane et à la Force de protection publique afghane (APPF), la compagnie de sécurité nationale. Le trajet du barrage aux avant-postes se fait le plus souvent à pied. “Si vous allez à 10 mètres du chemin, ils vous tireront dessus”, averti le commandant de l’armée à Kajaki, Dost Nazar Andarabi.

Dans un poste, perché sur les hauteurs, les soldats observent à la jumelle les territoires talibans, qui s’étendent à perte de vue. On peut voir les insurgés se balader à moto, des enfants jouer au football, des agriculteurs cultiver leurs champs…

“Les talibans se déguisent et se cachent parmi les civils pour essayer de venir ici”, explique Mohammad Saleem Nasseri, un soldat. L’endroit a l’air paisible, mais dès la nuit tombée les talibans commencent à tirer sur un poste voisin.

– Village fantôme –

Quiconque s’aventure en zone ouverte près du front risque d’être touché par leurs tirs. Dans un autre poste, Abdul Razeq, commandant pour l’APPF, pointe du doigt l’endroit où deux mois plus tôt son beau-frère “a été tué par des snipers”.

Ce même geste revient sans cesse à Kajaki. On tend l’index pour montrer l’endroit où un collègue, un proche, parfois un enfant, a trouvé la mort.

Entre le barrage et la ligne de front, s’étale Tange, un grand marché détruit par les combats. Parmi les décombres des magasins en argile règne un silence pesant. Les signes de vie sont rares: un groupe d’enfants ici, quelques chèvres là. Pas plus d’une trentaine de familles habitent ce village fantôme.

Seuls quatre ou cinq magasins sont encore ouverts, dont une boulangerie qui fournit en pain l’armée. La farine arrive par hélicoptère, tout comme les stylos, shampoings, boissons énergisantes… Mais les produits de base, l’huile ou le riz notamment, manquent.

“Parfois nous n’avons pas à manger pendant deux ou trois jours”, raconte Kamal, un ex-policier blessé au combat. “Quand un enfant est malade, il meurt, car nous n’avons pas de médicaments ou de docteur”, déplore le vieil homme, qui a perdu ainsi un petit-fils.

Sa femme, malade, a été transportée en brouette jusqu’aux zones talibanes pour être soignée à Lashkar Gah. Les hommes, eux, n’ont aucune chance de survivre à la traversée du front. Naveed Armhad, 12 ans, a perdu son père, tué par balles. “A cause des problèmes de transport, il est mort ici”, dit Kamal.

On se demande pourquoi ils n’ont pas fui cet enfer. “Nous continuons d’espérer que la situation s’améliore (…), mais cela va de pire en pire”, répond Agha Lala, le boulanger. A Kajaki, les travaux du barrage avancent. Mais le sang continue de couler et seule l’électricité se déplace en sécurité.

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